bandeau

Outre-langue & Eidesis

« Je voudrais faire un livre qui dérange les hommes, qui soit comme une porte ouverte et qui les mène où ils n'autaient jamais consenti à aller, une porte simplement abuchée avec la réalité » [Antonin Artaud]

motif demi-cercleOutre-langue & Eidesis

Gustave Doré Le conte de Barbe Bleue, Charles Perrault, 1867.

L'usage courant du mot "hermétisme" suggère l'existence d'une clôture impénétrable ou d'un secret inviolable. Parfois se souvient-on aussi de l'usage littéraire qu'en firent Mallarmé et le mouvement symboliste, où la préciosité de la forme l'emporta sur l'exigence de clarté pour que naisse le poème. (…) Or le caractère composite de la pensée hermétique, la richesse multiforme de sa postérité semblent dus autant à la personnalité d'Hermès, expression même de la transformation, qu'à la nature de l'enseignement consigné sous le nom d'Hermétisme, et dans lequel l'occultation joue un rôle non moins grand que la révélation. [Françoise Bonardel, La Voie Hermétique, Dervy Poche, 2011]

D'une manière générale, la langue que nous parlons agit sur nos pensées au point d'avoir un impact sur nos représentations et nos réactions. Notre vision du monde est directement déterminée par celle-ci. On ne peut pas dire que les idées préexistent au langage, ou l'inverse ; il y a une interaction constante entre les deux. Cette théorie est développée dès le XVIIIe siècle par le philosophe allemand Wilhelm von Humboldt, mais l'idée que l'utilisation d'une langue parlée spécifique conditionne la mise en œuvre des pensées qui l'accompagne remonte à beaucoup plus tôt. Au XIIe siècle, l'abbesse Hildegarde de Bingen avait même élaboré un système de langue écrite, comportant 23 caractères : les litterae ignotae, apparemment utilisée pour une mystique particulière, la Lingua Ignota.

 

Cette préoccupation s'exprimera sous différentes formes au cours des siècles. Qu'il s'agisse d'inventer de nouvelles langues, de nouvelles grammaires ; d'en manipuler les signifiés ou les vocables qui la composent ; de jouer avec les doubles sens, les non-dits, les stéréotypes mentaux qui l'habitent, en passant par ses applications politiques : imposition d'une langue officielle dans les pays colonisés, interdiction des dialectes et patois, suppression de mots et d'expressions, théorisation du langage publicitaire, etc. Il faut évidemment citer dans ce cadre Ludwik Zamenhof, inventeur de l’espéranto en 1887. L'invention de cette langue commune devait permettre d’éviter de nouvelles guerres... mais il fut précédé, par George Psalmanazar qui inventa de son côté le "formosan" en 1704 (alphabet, grammaire et langue) dans le but de voyager de par le monde à peu de frais en se faisant passer pour un pèlerin venu d'un lieu exotique.

 

Par la suite, l'exercice fut largement repris, principalement par des poètes avides de bousculer les règles et d'explorer de nouvelles contrées linguistiques. Des poèmes phonétiques du dadasophe Raoul Hausmann à la langue Zaoum d'Alexeï Kroutchonykh, de l'Ursonate (1921-1932) de Kurt Schwitters à la poésie concrète d'Eugen Gomringer, une grande part des avant-gardes s'avéra obsédée par l'invention de nouvelles langues. Ils seront ensuite suivis de nombreux écrivains dont John Ronald Reuel Tolkien (le sindarin, le quenya, le khuzdul...), Anthony Burgess (le nadsat pour le roman Orange mécanique), Frank Herbert (le Chakobsa des Fremen dans le cycle de Dune), entre autres. Il existe même une méthode sur wikiHow pour se lancer dans la pratique.

 

Mais le travail, portant sur le vocabulaire, la syntaxe, l'architecture du texte lui-même, destiné à transformer un contenu préexistant en agissant sur l'écriture comme sur une matière ductile et malléable afin de lui conférer plus de suggestivité ou d'éloquence constitue une des aspirations fondamentale de l'écrivain. Le texte de Stéphane Mallarmé, "Un Coup de dés jamais n’abolira pas le hasard" (1897) peut être considéré comme la pierre d'angle des travaux dadaîstes et futuristes, à cause des procédés empruntés à la musique (polyphonie, contrepoint…) appliqués à la typographie. Les constructions typographiques, jouant des pleins et des vides et de la libre occupation de l'espace, permet de créer une vision simultanée de l'œuvre, tout à la fois poème, composition visuelle et partition.

 

Mais la démarche de Mallarmé va plus loin encore. Selon Arthur Symons : « Mallarmé était obscur moins en ce qu’il écrivait autrement, qu’en ce qu’il pensait autrement que le vulgaire. Son esprit était elliptique, et, ayant pleine confiance en l’intelligence de ses lecteurs, il négligeait les liens entre ses idées. » C'est néanmoins sur l'inintelligibilité immédiate de son expression, qu’il fonda sa doctrine esthétique. La langue suprême n’existe pas, il y a bien plutôt des langues, toutes imparfaites, et la poésie, consiste précisément à suppléer ce défaut. Elle porte en elle les germes de cette autre langue, transforme le langage tout en transformant la vie, douant « d’authenticité notre séjour ».

 

Puissance de suggestion, elle est porteuse, pour le lecteur, d'une signification différée, fruit d'un effort prolongeant celui du poète. Le but de cette poésie n'est point d’être comprise, mais de faire comprendre. Cette dérobade apparente voisine l'absence. Comme le soulignait Albert Thibaudet, « La poésie mallarméenne réalise ainsi une synthèse du silence et de la parole — silence par rapport à l’objet tu, parole par rapport aux allusions qui l’indiquent. De l’objet tu à l’objet absent, les frontières sont indécises. » Dilué au centre de son évocation, l'objet demeure inaccessible et sa captation nécessite un déchiffrement. Cet exercice littéraire fait songer au Vaillant petit tailleur des contes de Grimm qu’un géant défie de lancer aussi haut que lui un caillou. Le caillou du géant disparaît presque dans les nuages, puis retombe. Lorsque vient le tour du héros « prenant l’oiseau qui était dans sa poche, il le jeta en l’air. L’oiseau, joyeux de se sentir libre, s’envola à tire d’aile, et ne revint pas. »

 

Le pionnier de l'épistémocritique, Michel Pierssens, a inventé le mot logophile, terme évoquant délibérément une perversion, pour désigner ces écrivains qui prennent des risques avec le langage, et que leurs manœuvres sur et contre la langue amènent dans certains cas au bord de l'incohérence et de la folie. En plus de Mallarmé, son corpus comprend Raymond Roussel, Louis Wolfson et Jean-Pierre Brisset. Les deux derniers, engagés dans une démarche purement linguistique, peuvent être définis comme "fous littéraires" et ne se considéraient d'ailleurs pas comme écrivains. Brisset publie Les Origines humaines en 1913. Dans cet ouvrage il établit une généalogie des langues basée sur une philologie psychotique, dans la lignée de la pataphysique d'Alfred Jarry et non sans rapport avec les jeux homophoniques de Raymond Roussel.

 

En une phrase magnifique de concision, il résumait ainsi sa théorie : « Tous les hommes, toute l'humanité, ne forme qu'un corps, animé par un même esprit qui se confond avec la parole. » Laquelle s'avère cependant si délirante qu'André Breton, célébrant son « son primitivisme intégral », lui fera une place dans son anthologie de l'humour noir. Le poète et écrivain Patrice Delbourg écrira que la danse hallucinatoire des théories de Brisset « rend à la grammaire son vacarme primitif. S'ensuit une cascade vertigineuse d'équations, de vocables, une grande aventure du verbe où chaque nouveau bond fait surgir des richesses phonologiques induites par un léger, un inaudible glissement d'un mot à l'autre (Le langage, le l'engage, le langue à-jeu ; Les queues réelles causaient des querelles ; etc.). »

 

Il faut également citer James Joyce et son dessein de déconstruction progressive et systématique de l'écriture. Joyce dira à propos d'Ulysses en 1920 : « J'ai écrit dix-huit livres en dix-huit langages ». Comme le souligne Amar Acheraïou dans Voix et langues dans la littérature irlandaise : « Le récit joycien est parcouru de strates de silences, de non-dits, d’insinuations et d’allusions de toutes sortes, corroborant une esthétique de l’ellipse. Volontaires ou non, ces silences témoignent surtout d’une communication défectueuse dans laquelle la parole n’ose pas exprimer ou ne semble pas en mesure de dire. » L'entreprise atteint d'une certaine façon son paroxysme avec la parution de Finnegans Wake en 1939. L'ouvrage de 870 pages pulverise définitivement les limites de la lisibilité. Michel Butor écrira lors de la publication des fragments adaptés en francais par André Du Bouchet chez NRF en 1962 : « Je n'ai jamais lu Finnegans Wake au sens où vous entendiez le mot lire (…) Le dernier ouvrage de Joyce, en nous interdisant d'avoir à son égard l'illusion d'une lecture intégrale [nous place] comme devant un texte dans une langue étrangère dont on a le sentiment de reconstituer le sens. »

 

De Mallarmé à Brisset se dessine une multitude d'embranchements possibles conduisant à une langue en déconstruction, s'affranchissant des règles et des normes, constamment réinventée : une outre-langue. Chaque tentative poursuivant des buts distincts, on en retrouvera des traces dès 1920 dans la poésie d'Edward Estlin Cummings, célèbre pour son emploi fort peu orthodoxe des majuscules, de la ponctuation, et des conventions syntaxiques (the;mselve;s a:nd scr;a;tch-ing lousy full. of rain beggars yaw:nstretchy:awn)... ou à partir de 1937 dans les écrits d'Antonin Artaud, bousculants les usages et introduisant dans ses phrases des syllabes formant des néologismes, des glossolalies (guyo gembuyo / de gemba / ruyuyo / guju gembuyo / de gemba ruyo). Ce dernier affirmera : « J’ajoute au langage parlé un autre langage et j’essaie de rendre sa vieille efficacité magique, son efficacité envoûtante, intégrale au langage de la parole dont on a oublié les mystérieuses possibilités ».

 

Plus rationnellement, et à l'opposé d'une langue invitant à penser, George Orwell anticipera l'avènement d'une novlangue (Newspeak), destinée à éluder toute reflexion et consacrant ainsi l'impossibilité de toute formulation critique. La newspeak met en œuvre une simplification lexicale et syntaxique généralisée afin de rendre impossible l'expression d'idées potentiellement subversives. Dans un ordre d'idée proche, Alfred Korzybski a construit un discours critique portant sur les mécanismes de pensée hérité d'Aristote et induit par l'usage de la langue usuelle. Pour lui, les postulats de la logique d’Aristote (principe d’identité, de contradiction et du tiers-exclu), ayant maintenu l’Occident mentalement emprisonné dans une logique du conflit, sont les causes principales de la première guerre mondiale.

 

La sémantique générale, exposée dans son premier livre, Manhood of Humanity, paru en 1921, invite à déconstruire les schémas de pensée ancrés dans le langage occidental commun afin d'acquérir un recul critique sur les réactions (non verbales et verbales) induite par son utilisation. Dire que la carte n'est pas le territoire, c'est rappeler que la représentation se distingue du monde qu'elle décrit. L'écrivain Alfred Elton van Vogt a incorporé des concepts de la sémantique d'Alfred Korzybski dans son cycle du monde des Ā (Le Monde des non-A, Les joueurs du non-A, La fin du non-A). Dans le roman, la présence de la sémantique générale est constante, tant dans le récit que dans le discours. Vénus y représente l'avènement de l'utopie anarchiste où tous agissent de façon responsable.

 

En guise de conclusion — et c'est aussi une manière de refermer la boucle, de revenir, via le texte littéral, aux multiples significations qui pourraient cependant s'y dissimuler — on relira avec intérêt le roman de José Carlos Somoza : La caverne des idées (2000). Faussement attribuée aux écrivains grecs classiques, l'eidesis qui forme le noyau de l'intrigue serait une technique littéraire permettant de transmettre des clés ou des messages secrets dans les textes, en répétant des métaphores ou des mots qui, isolés par un lecteur averti, formeraient les termes d'un discours indépendant du texte originel. Le procédé serait à rapprocher de la fameuse langue des oiseaux, traditionnellement prisée des alchimistes.

 

Un mot est hanté par tous les mots qui lui ressemblent, rappelait le poète Michel Butor. En jouant sur l’homophonie, on peut faire dire aux mots bien plus qu’ils ne signifient. Leur sens caché peut amplifier leur sens premier, ou au contraire, s’y opposer. Un paradoxe exploité par Jacques Lacan en 1971, lorsqu'il invente le vocable "lalangue". Il s'agit pour lui de la manière dont les mots peuvent se conjoindre entre eux et faire équivoque. La lalangue se fait véhicule de l’inconscient en vocalisant ce qui veut se faire entendre.

 

L'idée d'un monde accédant à la matérialité par le biais du langage, se "motérialisant" aurait dit Lacan, est développé par Jorge Luis Borges dans la nouvelle de 1940 : Tlön, Uqbar, Orbis Tertius. Dans ce récit, un groupe d'écrivains connus se trouvent confrontés avec un monde fictif, Tlön. L'idée développée ici est que l'illusion se met à exister dans la mesure où, perçue par un nombre grandissant de personnes, elle devient le fruit d'une connaissance partagée. Le narrateur explique que l’existence d’un objet ne dépend que de la volonté d’une personne de le percevoir et de le faire exister, Tlön étant un monde de l’immatérialité et de l’idée qui utilise le langage pour s'immiscer au cœur de la réalité concrète.

 

(07/08/2022; Frédéric Schäfer)

+1 105 ( visites: 438 / vues: 548 )

Ce site est équipé de cookies de session inactifs par défaut 🍪... Vous êtes libre de les activer. En savoir plus  Activer x