bandeau

Anacoluthe, etc.

« Lipogramme : Ouvrage dans lequel on affecte de ne pas faire entrer une lettre particulière de l'alphabet. L'Odyssée de Tryphiodore — poète épique et grammairien égyptien du IVe siècle, écrivant en grec ancien. — n'avait pas de "a" dans le premier chant, point de "b" dans le second, et ainsi des autres… » [Littré]

motif demi-cercleAnacoluthe, etc.

Gustave Doré Le Capitaine Fracasse, Théophile Gautier, 1866.

Quand on écrit, on fait en général attention aux phrases, on essaie de moduler ses phrases. On fait attention aux mots, on choisit ses mots. Mais on ne fait pour ainsi dire pas attention aux lettres, c'est-à-dire au support graphique de l'écriture. Si l'on décide de se priver, de faire disparaître un élément dans cet alphabet [...] on va avoir une véritable catastrophe qui va se produire, pour peu que la lettre que l'on choisisse soit importante. (Georges Perec)

Dans la plupart des pages Internet traitant du lipogramme, on lit qu'il s'agit d'une invention de l'OuLiPo. L'affirmation n'est vraie que dans la mesure où les OuLiPiens reconnaissent leurs prédécesseurs comme des plagiaires par anticipation. La poésie médiévale témoigne d'une pratique lettriste en langue vernaculaire, riche et variée, dès le XIe siècle, mais déjà présente dans la poésie latine depuis le Ve siècle.

 

Les poétes Gautier de Coinci (XIIe), Rutebeuf (XIIIe), Guillaume de Machaut (XIVe), Christine de Pizan (XVe) offrent de nombreux d’exemples de ces jeux de lettres pouvant varier à l’infini : abécédaire, acrostiche, versus concordantes (le Dictionnaire de Trévoux nous dit qu'il s'agit de certains vers qui ont quelques mots communs, & qui renferment un sens opposé ou différent, formé par d’autres mots), allographe, anagramme, carmen quadratum, épellation, lipogramme, palindrome, pangramme, rébus, tautogramme…

 

La technique du lipogramme est donc très ancienne. Le mot vient du grec leipogrammatikos (enlever une lettre) et désigne la production d'un texte d’où sont délibérément exclus certains caractères. En 1788, Gottlob Burmann publiera Les Gedichte ohne den Buchstaben, un recueil de 130 poèmes lipogrammatiques omettant la lettre R. En 1816, Joseph-Raoul Ronden lui emboite le pas en écrivant pour le théâtre, La Pièce sans A dont voici un extrait : « Léonore, dont le dix-huitième printemps vient de commencer, conserve encore l'heureuse simplicité de l'innocence. Son cœur est encore exempt de trouble et nul homme ne lui semble mériter ni distinction ni préférence. » À son tour, Jacques Arago écrit en 1953 un Voyage autour du monde, de nouveau sans la lettre A.

 

Le suivant sera Georges Perec. Il fera la preuve, avec La Dis­pa­ri­tion, que la contrainte peut être un moteur de l'écriture. Il expliquera qu'il s'agissait au départ de pallier un manque d'imagination, car la contrainte, « en même temps qu'elle dynamise le travail langagier, dynamise dans un même mouvement le travail sur la narration ». La voyelle "e" s'éclipse de la page, et le personnage de La Disparition s'appelle "Anton Voyl". L'exercice s'avère hautement ardu. La linguiste Henriette Walter qualifie la lettre E « d'ultra-présente et majoritaire ». Il reste cependant difficile d'y accoler un pourcentage précis. Des études basées sur un ensemble de textes littéraires ont attribué au "e" 14,7% du spectre de lettres, sans compter les "e" accentués. Jean-François Jeandillou estime que le nombre de mots français comportant dans leur représentation orthographique au moins une occurrence de la lettre E doit avoisiner les 80 % du dictionnaire. Écrire un texte sans E équivaudrait à ne se contenter que d'environ 20 % du matériel linguistique.

 

Une telle contrainte imposait la mise en place d'innovations structurelles raisonnées, l'équivalent d'une nouvelle grammaire (j’illico compris ; Haig s’aussitot livra ; Anastasia souvint qu’il lui fallait…) L'effacement du pronom réfléchi lui-même devenait inévitable. Le résultat devient trop peu opaque pour susciter l'énigme : « désormais voyante sinon criante, la dissimulation suscite, au fil de la lecture, un décryptement généralisé par confrontation avec un hypotexte in absentia. » L'intrigue, complexe, devient difficilement lisible. Pour le critique Éric Lavallade, on constate un « phénomène récurrent des textes à lourde contrainte, le contenu a tendance à disparaître derrière le contenant, à savoir la contrainte elle-même. Pourtant, il y a une intrigue parfaitement construite dans ce roman, à la fois criminelle, familiale, internationale. Mais celle-ci se dilue dans les récits enchâssés. »

 

De cette absence qui devient présence obsédante, on pourrait dire qu'elle renvoie à l'idée de trace développée par Paul Ricœur. « Pour penser la trace, il faut à la fois la penser comme effet présent et signe de sa cause absente. Or dans la trace matérielle, il n’y a pas d’altérité, pas d’absence. Tout en elle est positivité et présence. » Réduit à sa plus simple expression, l'oubli serait un effacement de traces. Alors, le roman de Perec semble être également un livre sur la mémoire, la présence rémanente de la trace exacerbée par une obsédante absence. L'histoire traite de disparitions en série (assassinat ou enlèvements) se déroulant sur un fond historique lourd de sens (pendant la déportation des juifs). L'absence de la lettre E renvoie subliminalement à "Eux", et dans le cadre du roman, aux six enfants victimes d'une guerre fratricide qui disparaissent les uns après les autres.

 

Nous pourrions nous en tenir là si cette problèmatique de l'absence ne renvoyait pas à un questionnement ultérieur posé par Mallarmé au travers de sa quête d'une langue délivrée du langage commun. Comme l'explique Blanchot, « Hölderlin, Mallarmé et, en général tout ceux dont la poésie a pour thème l'essence de la poésie ont vu dans l'acte de nommer une merveille inquiétante. Le mot me donne ce qu'il signifie, mais d'abord il le supprime (...) Le mot me donne l'être mais il me le donne privé d'être. Il est l'absence de cet être, son néant, ce qui demeure de lui lorsqu'il a perdu l'être, c'est à dire le seul fait qu'il n'est pas. De ce point de vue, parler est un droit étrange (...) Le sens de la parole exige donc, comme préface à toute parole, une sorte d'immense hécatombe, un déluge préalable, plongeant dans une mer complète toute la création. »

 

Sans doute, ce langage ne tue personne mais il signifie essentiellement la possibilité de cette destruction. Chaque écrivain suivant en cela l'exemple de Mallarmé : « Je dis : une fleur ! Et je n'ai devant les yeux ni une fleur, ni un souvenir de fleur, mais une absence de fleur. » Si l'acte de nommer s'assimile à une négation, s'en abstenir pourrait être pensé comme une affirmation, une reconnaissance. « Mallarmé n'est pas le premier poète qui, à la cime de son expérience, ait découvert selon la parole de Hugo Hofmannsthal : cette harmonie entre moi et le monde entier, extase énigmatique, sans parole et sans bornes, dont seul le vide peut être l'expression. » ["Faux pas", Maurice Blanchot]

 

« La sœur silencieuse aux voiles blancs et bleus / Entre les ifs, derrière le dieu du jardin / Dont la flute est muette, baissa la tête et fit signe, mais ne dit mot / Mais la fontaine jaillit et sur la branche l'oiseau chanta / Rachète le temps, rachète le rêve / Le gage de la parole inentendue, improférée / Jusqu'à ce que le vent / Ait de l'if secoué fait choir mille murmures » ["Mercredi des cendres", T.S. Eliot]

 

 

(frédéric Schäfer; 12/09/2020)

+1 172 ( visites: 422 / vues: 560 )

Ce site est équipé de cookies de session inactifs par défaut 🍪... Vous êtes libre de les activer. En savoir plus  Activer x