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Absurde & Néo-Dada

« Ce n'a pas d'importance qu'il y ait au bout d'un chemin l'absurde et l'impossible : il y a l'absurde et l'impossible au bout de tous les chemins si on les suppose rectilignes. » [Jean Dubuffet]

motif demi-cercleAbsurde & Néo-Dada

Gustave Doré Les Aventures du Baron de Mânchhausen, 1862.

Poétiquement parlant, ils [les éléments du texte automatique] se recommandent surtout par un très haut degré d’absurdité immédiate, le propre de cette absurdité, à un examen plus approfondi, étant de céder la place à tout ce qu’il y a d’admissible, de légitime au monde. [André Breton, Manifeste du surréalisme, 1924]

Les poésies du non-sens apparaissent vers le XIIIe siècle et peuvent se classer en deux catégories : celle réalisant un non-sens absolu (qui entraîne une hésitation sans fin du lecteur, la fatrasie, et celle offrant un non-sens relatif ou une désorientation momentanée, non exempte de logique (cf. Poésies du non-sens, Tome I, par Martjin Rus), la resverie (dite aussi oiseuse ou traverse). La fatrasie prend souvent l'apparence, sous sa forme la plus sophistiquée, de charade obscure, et cache parfois des critiques ou des pamphlets contre la religion ou le pouvoir politique, tandis que les resveries semblent plutôt être des tentatives de restitution d'un monde fragmenté par l'incohérence des différents savoirs et patois. Le poète tente une transcription de l'éclatement du réel, morcelée en manifestations multiples dont les liens restent toujours à déceler.

 

Ce qu'Alfred Jarry entendra lorsqu'il dira, à l'orée du XIXe siècle, « parler de manière intelligible alourdit la pensée et déforme la mémoire, tandis que l’absurdité exerce le cerveau et stimule le jeu de la mémoire. »

 

Le non-sens gagnera beaucoup plus tard sa notoriété avec les limericks d'Edward Lear (A Book of Non­sen­se, 1846), avant que Lewis Carroll ne lui emboite le pas avec Alice's Adven­tures in Wonderland (1865) et Through the Loo­king-Glass (1871), faisant de cette forme, usant de paradoxes pour ébranler la raison, un phénomène mondial. Il n'est pas inintéressant de noter que cette généralisation coincide avec l'explosion de l'industrialisation. Derrière ces premières tentatives d'explorations de l'inexpliquable transparait malgré tout une confiance latente dans le raisonnement logique, même lorsqu'il se dérobe. Le discours déraisonnable reste explicable à condition d'en reconstituer la cohérence momentanément abolie.

 

L'absurde se démarquera fortement de ces racines historiques, en renonçant définitivement à toute logique. Il surviendra durant la période de l'entre-deux-guerres, signant l'irruption soudaine d'une prise de cons­cience irrévocable : l'incompatibilité brutale entre les aspirations de l'être humain et son environnement réel. Si les deux guerres mondiales ont incontestablement été des facteurs déclencheurs, les liens entre machinisme et absurde ne sont plus à démontrer, comme en témoigne les parentés entre Futurisme et Dadaïsme, illustrant le passage de la foi dans le progrès technique à la désillusion induite par le triomphe de l'industrialisation. Le problème qui retenait les dadaïstes, menés par Tristan Tzara, était la scission entre la production et la vie, le but poursuivi étant de préserver pour chaque forme d'expression (orale, écrite, peinte, sculptée, mimée) l'essentielle liberté du créateur. C'est cette volonté à préserver l'imaginaire, la rêverie diurne, le penser fantaisiste qui les entraine à détruire toute logique.

 

En 1918, parait "Dada 3" qui porte en exergue sur sa couverture une phrase de Descartes : « Je ne veux même pas savoir qu'il y a eu des hommes avant moi. » Tzara y écrit « Dada ne signifie rien [...] Je suis contre les systèmes, le plus acceptable des systèmes est celui de n'en avoir aucun [...] Que chaque homme crie : il y a un grand travail destructif, négatif, à accomplir. Balayer, nettoyer [...] Abolition de la mémoire : DADA ; abolition de l'archéologie : DADA ; abolition des prophètes : DADA ; abolition du futur : DADA [...] Liberté : DADA, DADA, DADA, hurlement des douleurs crispées, entrelacement des contraires et de toutes les contradictions, des grotesques, des inconséquences : LA VIE. » Il y démolit toutes les valeurs et lance l'appel à la subversion totale.

 

De l'absence de règles, réclamées par les dadaïstes, à l'absence de sens, constatée par l'existentialisme, on devine un cheminement désespéré vers une issue toujours insaisissable. Soit les règles absurdes sont indissociables de l'existence, soit c'est l'existence elle-même qui confine à l'absurde. L’absurde est ainsi la conséquence de la confrontation de l’homme avec un monde qu'il ne comprend pas et qui est incapable de donner un sens à sa vie : « Ce divorce entre l'homme et sa vie, l'acteur et son décor, c'est proprement le sentiment de l'absurdité. » écrit Camus dans Le mythe de Sisyphe. L'absurdisme est une situation philosophique qui s'oppose ainsi à l'humanisme, il traduit l'isolement et l'aliénation de l'être dans un monde sans ordre universel et sans Dieu.

 

Dans le roman de Franz Kafka, Le Procès, terminé en 1915, on croise un personnage sans réelle identité, victime d'un système juridique et d’une organisation sociale incompréhensibles et impénétrables. Kafka y dénonce, par le prisme de l’absurdité, la suprématie d’un système judiciaire qui annihile toute dimension humaine. Par opposition, on peut rappeler qu'au XVIe siècle, Guillaume Budé, humaniste et ambassadeur de François 1er, défendait l'idée d'une justice consistant en l'organisation des échanges entre les hommes, "commerces" volontaires ou involontaires. Dans le livre de Kafka, K. ne comprend pas et n’est pas compris. Les échanges n'existent pas. Il n'existe que des règles, des injonctions, des rencontres dépourvues de signification profondes et vidées de perspectives. Rien ne progresse parce qu'aucune chose ne parait reliée à une autre, tout ce qui survient est arbitraire.

 

À l'inverse de ce constat accablant, l'absurde, proné en 1924 par les surréalistes et, en partie, nourrit des théories dadaïstes, tente de renouer avec l’alogisme d'Alfred Jarry. Soit, si l'on se réfère à Tzara, une « combinaison d’éléments séparés de toute nature et de toute logique dont l’unité se fait par juxtaposition progressive, remettant en cause la représentation classique de la réalité et provoquant des rencontres insolites. » Paul Éluard précisera ultérieurement : « l’absurde paralyse la logique conceptuelle, tout en sachant devenir l’indomptable raison – étant ainsi à même de devenir une vérité parallèle, paradoxale… »

 

Quel qu'en soit les ressorts, qu’il s’agisse de la violation des lois de la logique, de la transgression d’une norme, ou encore de l’absence de celle-ci, l'absurde en littérature aura toujours pour intention première de dynamiter le discours logique afin de mettre à nu le conformisme hypocrite qui l'habite. Hormis la faillite de l’être collectif, Martin Esslin évoquera également dans Le Théâtre de l'absurde (1962) celle de l’être individuel, subissant la société mécanisée, et devenant par rapport à son moi véritable un aliéné.

 

On croisera, entre autres, dans ce recueil critique, deux grands auteurs de théâtre, Samuel Beckett et Eugène Ionesco. Leurs pièces, comme celle d'Arthur Adamov, mettent en place un spectacle de faillite, prenant la forme d’une boucle temporelle auquel il semble impossible de trouver une issue. Dans La Cantatrice chauve (1950) d’Eugène lonesco cette idée de répétition est formalisée, à la fin du dernier acte, par une redite in extenso des répliques initiales de la pièce. On assiste à une mise en scène similaire chez Beckett avec En attendant Godot, ou les deux actes reprennent les mêmes situations, les mêmes sujets de conversations, autour de l’attente vaine de quelqu’un nommé Godot que les personnages ne cessent d’attendre et qui ne viendra pas.

 

D'après Gunther Anders (Être sans temps, 1956), « les deux héros sont encore en vie même s'ils ne sont plus au monde. » Le temps de la représentation n'est pas un flux, mais une durée stagnante (Anders parle d'une bouillie temporelle), une durée vaguement agitée par une activité rudimentaire et répétitive. Ces créatures, exclues de « l'organigramme de la société bourgeoise », n'ont plus rien à faire parce qu'elles n'ont plus rien à faire avec le monde. Privé de signification, leur activité prend la forme d'une activité pour rien : une inactivité. Cette farce radicale est exempte de conflits parce que dépourvue de moyens d'actions, le tragique y devient impossible. Le comique de la situation provient du fait que même menant une vie privée de sens, les personnages sont incapables de renoncer au concept de sens. C'est pour cette raison qu'ils attendent.

 

Cette perte de sens sera de plus en plus associée à la marchandisation croissante des activités humaines. En 1967, Guy Debord publie son principal ouvrage, La Société du spectacle, dans lequel il montre comment le consumérisme conduit la société a ne plus se jouer qu'au travers d'une représentation indéfiniment répétée. Les expérimentations subversives du situationnisme dans le domaine artistique les assimileront à la mouvance néo-dada, laquelle, émergeant des décombres du surréalisme dès la fin des années 50, poursuit la quête contestataire initié par Tzara suivant les techniques du collage et du ready-made. Marcel Duchamp, initiateur du procédé, peut d'ailleurs être considéré aussi bien comme l'un des derniers surréalistes, qu'un précurseur du néo-dadaïsme.

 

Pour ses représentants, exprimant leur mépris du mercantilisme et de l'élitisme culturel, l’art doit être expansif et inclusif, embrasser la réalité quotidienne et acclamer la culture populaire. L’accent mis par eux sur la participation et la performance s’est reflété dans le militantisme qui a marqué la politique et l'Art de la performance de la fin des années 1960. En outre, leur concept d’appartenance à une communauté mondiale anticipait les sit-in, les manifestations anti-guerre et les manifestations des droits civils qui ont suivi, ainsi que les manifestations d’aujourd’hui concernant la mondialisation commerciale.

 

Littérairement parlant, le mouvement néo-dada s'illustre par exemple aux pays bas avec les Vijftigers, ou encore par le mouvement lettriste d'Isidore Isou. Pour les premiers, il s'agit de recourir à une poésie concrète, directement fondée sur l'expérience de la réalité et traduite dans une forme directe et antitraditionnelle. Leur démarche s'apparente à celle du ready-made. Sur cette approche, le critique Hugo Brems analyse que « le rôle du poète dans ce genre de poésie n’était pas de parler de la réalité, mais d’en souligner des fragments particuliers qui sont normalement perçus comme non poétiques. Ces poètes n’étaient pas des créateurs d’art, mais des découvreurs. »

 

La démarche d'Isidore Isou Goldstein, considérée comme un dépassement à la fois de l'art plastique figuratif et abstrait, et aussi du roman à mots, est sensiblement différente. Selon lui, lorsque la phase de déconstruction arrive à son terme, une nouvelle phase « amplique » doit commencer avec un nouveau fondement. C'est là que se situe Isou, qui retourne aux éléments les plus fondamentaux de la création, les « lettres » : des symboles visuels et des éléments sonores antérieurs à toute interprétation.

 

Isou se donne pour tâche d'inventer une nouvelle façon de recombiner ces ingrédients afin d'atteindre de nouveaux buts esthétiques. Le lettrisme s'attache ainsi pour commencer à la poétique des sons et des onomatopées. Il étendra par la suite le concept de novation à toutes les disciplines du savoir et de la vie. Son ouvrage achevé en 1976 et intitulé La Créatique comprend, à côté de l'exposé de la doctrine lettriste, un commentaire critique très érudit de chaque domaine abordé.

 

En conclusion, on observe que la littérature de l'absurde a constamment oscillé entre dérision ludique et constat désespéré, sans jamais parvenir à résoudre son dilemme autrement que dans un combat sans fin à la Sisyphe contre une société humaine de plus en plus encline à l'absurdité, à moins qu'elle ne cède à une délusion voisine de l'antirationalisme radical de Léon Chestov.

 

À moins que la seule issue ne soit philosophique. Lorsque Albert Camus considère le travail ingrat de Sisyphe, il constate : « Tout au bout de ce long effort mesuré par l’espace sans ciel et le temps sans profondeur, le but est atteint. Sisyphe regarde alors la pierre dévaler en quelques instants vers ce monde inférieur d’où il faudra la remonter vers les sommets. Il redescend dans la plaine (...) cette heure est celle de la conscience.

 

À chacun de ces instants, où il quitte les sommets et s’enfonce peu à peu vers les tanières des dieux, il est supérieur à son destin. Il est plus fort que son rocher. » Et il conclut : « Il s’agissait précédemment de savoir si la vie devait avoir un sens pour être vécue. Il apparaît ici au contraire qu’elle sera d’autant mieux vécue qu’elle n’aura pas de sens. Vivre une expérience, un destin, c’est l’accepter pleinement… Vivre, c’est faire vivre l’absurde… L’une des seules positions philosophiques cohérentes, c’est ainsi la révolte. Elle est un confrontement perpétuel de l’homme et de sa propre obscurité… »

 

(22/08/2022; Frédéric Schäfer).

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